Entretien avec Ranka Bijeljac-Babic (1), Psycholinguiste et Présidente de bilingues & plus – publié dans La Croix, 13 janvier 2021
Beaucoup d’enfants apprennent à parler deux langues à la maison. Mais pour qu’ils deviennent tout à fait bilingues, leurs parents doivent être motivés et s’investir dans la durée.
Comment un enfant devient-il bilingue ?
Ranka Bijeljac-Babic : Un enfant devient bilingue parce qu’il est imprégné de deux langues dans son environnement quotidien. Il existe plusieurs cas de figure : les parents peuvent parler la même langue ou parler chacun une langue différente. L’enfant peut apprendre une langue à la maison et une autre à l’extérieur. Cela étant, tous les enfants ne vont pas devenir bilingues. C’est un processus lent soumis à deux conditions : d’une part, l’investissement des parents dans la transmission de la langue maternelle ; d’autre part, l’ouverture de la société au multilinguisme.
Quelles sont les répercussions sur son développement ?
R.B.-B : En grandissant dans un milieu bilingue, en parlant une langue à la maison, une autre à l’extérieur, l’enfant a encore plus de facilités à acquérir une troisième voire une quatrième langue. Il développe davantage ses capacités cognitives que l’individu monolingue. Passer d’une langue à l’autre demande de l’attention, une certaine flexibilité mentale pour pouvoir s’adapter. Les bilingues sont obligés de mobiliser de façon plus efficace certains processus mentaux tout au long de leur vie, ce qui souvent les protégera de l’apparition de troubles cognitifs. Chaque langue décrit le monde différemment, élargit l’horizon. L’enfant a ainsi l’avantage d’avoir accès à deux cultures, deux visions du monde, ce qui conduit souvent à plus de tolérance, d’intérêt pour des cultures différentes. Dans de rares cas, cependant, le bilinguisme peut poser problème. Lorsque l’enfant, n’ayant par ailleurs aucune difficulté neurologique, fait preuve d’un mutisme sélectif. Par exemple, il parle à la maison dans la langue familiale mais ne parle pas à l’école. Il faut alors s’interroger : a-t-il une place pour parler ? est-il écouté ? Les parents sont-ils dans une insécurité linguistique ? Un accompagnement peut débloquer la situation.
Le principe, «un parent, une langue » est-il toujours pertinent ?
R.B.-B : C’est le principe idéal mais il est difficile à maintenir. Comment exiger de l’enfant qu’il réponde toujours dans la langue de chaque parent ? Mieux vaut être souple, créer plus d’occasions de parler ou d’entendre la langue que l’on souhaite transmettre. On peut donner le bain en parlant dans une langue, prendre un repas à table dans une autre. L’important étant d’éviter de trop mélanger les langues. Il est préférable de ne pas avoir de règle stricte. Et de veiller à ce que ce soit cohérent pour l’enfant. Si celui-ci semble délaisser la langue familiale, les parents, souvent déçus, renoncent à transmettre leur(s) langue(s). Mais c’est un moment transitoire. Ils ne doivent pas se décourager. La charge est difficile à maintenir à long terme, mais cela en vaut la peine. Par la langue, le parent transmet ses émotions, sa culture, sa personne tout entière.
Recueilli par France Lebreton
(1) L’Enfant bilingue, de la petite enfance à l’école, Odile Jacob, 2017.